Chapitre 13, par Sumire : Où il est beaucoup question de nourriture
9h00 : Mon cher journal, la situation est si grave à bord de l'Arcadia
que j'ai trouvé bon de me lever plus tôt que d'habitude. Dressons le
bilan de notre dernière escale : aucun ravitaillement – sans parler du
fait que nous avons récupéré une bouche de plus à nourrir -, une
bataille navale où l'on ne m'a pas donné le moindre rôle à jouer, et
pour finir, nous voilà complètement, désespérément, irrémédiablement
perdus.
9h35 : Je viens de croiser Dewon, qui m'a dit qu'Abby lui avait dit que
Ryan avait entendu que le Capitaine avait appris de Sawin qu'Edele
était souffrante ce matin. J'irais bien voir de quoi il retourne si je
n'avais pas peur d'être moi-même contaminée.
10h15 : Sawin est montée sur le pont pour nous apprendre une terrible
nouvelle : durant notre désastreuse escale, Edele aurait été touchée
par une fléchette empoisonnée, dont l'existence n'avait pas été
découverte tout de suite. Une violente fièvre la clouait au lit,
l'empêchant ainsi de subvenir à nos besoins culinaires. Comment allons
nous survivre à cette nouvelle épreuve ?...
11h42 (presque l'heure du déjeuner) : L'abattement semble avoir atteint
l'ensemble de l'équipage. Tout le monde est silencieux et pleure
l'absence du délicieux fumet sortant habituellement des cuisines.
Midi : Le Capitaine a convoqué tout le monde sur le pont pour une
réunion d'urgence – excepté Sawin, qui est restée au chevet d'Edele.
« Mes amis, l'heure est grave, nous dit-il. Il nous faut trouver un remplaçant en cuisine, le temps qu'Edele se rétablisse. »
Tout le monde se regarda en chien de faïence, semblant attendre des
autres qu'ils dévoilent au grand jour un talent culinaire caché.
Au final, Dewon se proposa de capturer quelques poissons à l'aide de
son arsenal de combat, afin de remplir le garde-manger aussi vide que
les poches de Boumie après une partie de poker. Le Capitaine accepta
cette proposition avec enthousiasme.
13h20 : On a fini par s'apercevoir que Dewon atomisait tous les
poissons dont le diamètre était inférieur à celui de son boulet, et qui
était pourtant le seul gibier potentiel dans cette contrée inconnue.
Bien que l'équipage désapprouve ce choix, Dewon se justifia en disant
que « si maigre pitance ne méritait pas d'être mangée par l'équipage de
l'Arcadia ». Boumie aurait volontiers souhaité qu'il pêche une autre
baleine, mais le poisson semble taquin aujourd'hui.
16h00 : Devant la situation de crise, tout l'équipage a déserté son
poste et entoure Dewon pour l'encourager à utiliser des boulets de
diamètre inférieur pour nourrir leurs estomacs, en dépit de la taille
ridicule des poissons.
16h20 : Finalement, c'est Ryan qui a apporté la solution à notre
délicat problème. Il est revenu fièrement sur le pont, tenant un goujon
de vingt bons centimètres, et devant l'extase des membres de
l'équipage, expliqua que rien ne valait la méthode traditionnelle : une
bonne vieille canne à pêche armée d'un hameçon. Comme quoi, bien qu'ils
puissent voler, les poissons n'ont décidément pas évolué et gardent le
QI d'une huître.
16h30 : Depuis dix minutes, tout le monde débat sur la façon dont il
conviendrait d'accommoder notre prise. Boumie voudrait du goujon
mariné, tandis que Ryan le préfèrerait frit, Dewon suggèrerait un bon
barbecue, et David une fricassée. Finalement Ryan s'emporte en
déclarant qu'il s'agit de son poisson, et que si Boumie n'était pas
content, il n'avait qu'à aller se chercher une baleine en Terres
Sombres si le cœur lui en disait. Excédé, le Capitaine finit par poser
la question fatidique :
« Qui va s'en charger ? »
Un grand silence s'installe, on entend juste le bourdonnement des poisson-mouches.
Finalement, je sens un courage soudain m'envahir et je m'écrie :
« Je vais le faire !... C'est moi qui vais cuisiner ce poisson ».
Un nouveau silence ponctue cette déclaration enflammée, et soudain le
visage du Capitaine s'illumine, comme à la vue du délicieux potage
d'Edele, et il se précipite sur moi, me prend par les épaules et dit :
« Sumire, vous pourriez faire ça ? Je veux dire... vous vous en sentiriez capable ?
- J'ai souvent fait ça par le passé, j'ai été servante dans les
cuisines royales quelques temps et je suis sûre qu'ils ont beaucoup
regretté mon départ. »
En vérité, je me contentais de goûter les plats en regardant faire les
cuisinières, mais je suis persuadée qu'il n'y a rien de plus simple au
monde que de faire cuire un pauvre poisson.
Emu jusqu'aux larmes, le Capitaine me nomma officiellement remplaçante cuisinière, et ajouta :
« Au nom de tout l'équipage, Sumire, merci du fond du cœur. Soyez bien
sûre que vous aurez notre éternelle reconnaissance », et ce discours
larmoyant s'acheva sur un gargouillement sonore émis par son estomac,
ce qui eût pour effet de le faire devenir plus rouge qu'un poisson
rouge.
17h40 : Voilà mon plan : je trouve un livre de cuisine illustré, je
prépare un merveilleux goujon mariné pour Boumie, et après ça je suis
sûre qu'il aura meilleure opinion de moi.
18h15 : J'ai fourragé un moment dans la cabine de Glendal – toujours en
train de chercher où nous sommes, plongé dans ses cartes dans la cabine
du Capitaine – et j'ai fini par trouver un vieux livre de cuisine moisi
et jauni, mais qui faute de mieux, fera l'affaire.
18h20 : J'ai remonté ma trouvaille sur le pont pour la montrer à
l'équipage. Glendal niera par la suite avoir eu connaissance d'un tel
intrus dans sa collection d'ouvrages rares et précieux.
18h45 : J'ai demandé à Abby de vider le poisson pendant que je me mets en quête d'ingrédients pour la sauce.
19h05 : J'ai trouvé mon bonheur dans la cabine de Sawin – toujours
auprès d'une Edele entre la vie et la mort. Doutant que les herbes
médicinales puissent remplacer la ciboulette, j'ai trouvé une jolie
fiole cachée dans une armoire – dont la clé se trouvait sous le
paillasson – et qui renferme un liquide d'une couleur assez proche de
celle décrite dans la recette.
19h30 : Ca y est, le goujon marine à souhait dans la sauce mystère,
dont j'espère que personne ne me demandera la composition. J'ai voulu
faire goûter mon chef d'oeuvre au dragon de Dewon, mais celui-ci semble
avoir le palais susceptible depuis l'affaire du caramel d'Edele, et il
me tire sa langue fourchue en émettant un tssss tssss courroucé. Je lui
fit remarquer qu'avec ses flammèches verdâtres ridicules, il n'y avait
pas de quoi la ramener.
19h35 : J'ai apporté mon offrande à Boumie, qui était tourné vers le
sud et priait tous les dieux de la création de lui donner sa chance de
manger un autre quartier de baleine un jour. Tremblant sous le coup de
l'émotion, il s'apprêtait à goûter mon met lorsque Sawin arriva, l'air
épuisée.
« Curieuse, ta sauce, s'étonna t-elle. Qu'as-tu utilisé pour la faire ? »
Sans doute faisait-elle allusion à tous les placards vides de la cuisine, ce à quoi je répondis fièrement :
« J'ai utilisé une fiole de ton armoire, celle avec un A dessus, A comme Assaisonnement ».
Sawin pâlit et s'écria :
« Boumie, recrache ça tout de suite !
- Attends ton tou' comme les aut'es, lança celui-ci en rigolant, portant une cuillérée à sa bouche.
- A c'est pour Arsenic, répondit sèchement Sawin semblant regretter de lui sauver la vie. »
La suite serait trop longue à te raconter, cher journal, toujours
est-il que le pauvre goujon partit rejoindre les Terres Sombres, et
Boumie remonta en haut de son mât, grommelant contre cette fichue
habitude de Sawin de collectionner les poisons – ce qui lui fichait la
« chai' de moule », et priant à nouveau tous les dieux du ciel de bien
vouloir qu'Edele se rétablisse au plus vite.
20h10 : Finalement, c'est notre esclave, Viny, qui fut préposé à la
cuisine. Boumie l'avait attrapé par le col en dentelle de sa chemise,
l'accusant d'être un fardeau pillant nos maigres provisions alors qu'il
astiquait vaillamment le sol en compagnie de son tablier rose. J'ai de
la peine pour lui, d'autant que je suis responsable de la plupart des
crimes dont on l'accuse.
22h30 : Couverts en main, l'équipage impatient attend notre seul repas
de la journée. Finalement, Vincenzo arriva en grande pompe, portant
majestueusement un plat unique où reposait ce qui ressemblait vaguement
à une algue séchée.
« Un repas diététique et sans matières grasses pour ces messieurs dames ! lança t-il d'un ton enjoué. »
Boumie se métamorphosa sous nos yeux en requin-tigre, menaçant notre
esclave de sa fourchette en le sommant de nous apporter le « v'ai 'epas
». Visiblement, la faim lui a fait perdre la raison.
23h00 : Nous sommes sortis de table encore plus affamés qu'avant, après
s'être disputés la feuille de salade dont pas même une sardine n'aurait
voulu. Notre seul espoir de survie réside dans la guérison d'Edele.
Plongée dans mes pensées, je passais par hasard devant la cabine du
Capitaine, et j'entendis des voix filtrant à travers la porte. Sawin et
le Capitaine sont en grande conversation, et ma curiosité l'emporte sur
la prudence : peut-être élaborent t-ils des projets d'escapade pour
aller se fiancer quelque part sur une île exotique, où ils décideront
de vivre leur amour au grand jour. Peut-être même deviendrais-je
capitaine à la place du Capitaine. Je colle mon oreille contre le
battant pour mieux entendre.
« Comment va Edele ? demanda le Capitaine d'un air soucieux.
- Mieux, répondit Sawin, la fièvre a baissé et ses jours ne sont plus
en danger. Mais ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'elle semble
tourmentée dans son sommeil, et que cela retarde d'autant sa guérison...
»
Apparemment, ils ont dû différer leurs projets en raison de l'état de santé d'Edele. Sawin reprend :
« La fièvre la fait délirer, mais j'ai parfois l'impression que quelque
chose d'autre, quelque chose qu'elle aurait probablement voulu oublier,
la tourmente au plus profond de son être. Plus important, je l'ai
entendue dire : « Non, pas ça... Ils ne doivent pas savoir ce que j'ai
fait, jamais... ». Pour l'instant, elle se repose. Mais dès qu'elle ira
mieux, il faudra aller lui parler. »
Je n'arrive pas à y croire. Se pourrait-il qu'Edele, notre si charmante
et talentueuse cuisinière, cache un secret plus terrible encore que
celui du caramel lacrymogène ?